Atelier d'écriture

Les oubliettes

Je dois défendre la citadelle. Sur la muraille Nord, je surveille les bataillons ennemis qui tentent de relever d'immenses échelles en bois pour franchir la muraille. Soudain, la grande porte éclate sous les coups de bélier, en contrebas. Les assaillants s'engouffrent par cette brèche dans nos défenses, et commencent à submerger mes camarades. Je tire mon épée et saute de la muraille jusque dans la cour de la citadelle. Le choc de la réception m'oblige à faire une roulade. Je me relève péniblement, ramasse mon épée et me lance dans la mêlée.

Ma lame fend les airs, tranches les cottes et armures de cuirs des assaillants pendant que je côtoie la mort. Je commence à fatiguer, mais je me bats pour ma cité. Avec mes frères d'arme, nous repoussons les envahisseurs jusqu'à l'entrée. Dans le combat, je reçois un coup de lance dans la jambe.

Une sensation me déchire la jambe. Je la reconnais, non pas pour l'avoir déjà vécue, mais pour l'avoir déjà rêvée. C'est la douleur. Or, je ne peux subir cette sensation dans la réalité, car elle signifie que mon corps est agressé. Absurde. Je rêve donc de nouveau.

Un dragon noir s'approche en planant. Étant conscient du fait que tout ceci n'était qu'un rêve, je me transforme moi-même en dragon flamboyant, pour continuer le combat. Je griffe, je déchire l'armure d'écailles avec mes crocs ardents. Je plaque mon adversaire au sol, je lui brise le cou d'un mouvement de mâchoire.


L'intense décharge d'adrénaline provoquée par le combat me réveille. Je suis donc parvenu à revivre cette sensation de... risque.

Dans la réalité, les Protecteurs mécaniques analysent notre comportement pour repérer nos moindres pulsions agressives, et neutralisent l'individu dangereux, le temps qu'un Transporteur carcéral automatique rejoigne les lieux pour emporter cet individu avant même que le crime ne soit commis.

Il n'y a rien de choquant à cela. Tous les êtres humains sont victimes de pulsions. Nos Protecteurs mécaniques ont été programmés pour neutraliser uniquement les pulsions réellement dangereuses. Ils sont versatiles et infaillibles. Ils sont fidèles car ce ne sont que des machines, ils n'ont pas de réelle "intelligence artificielle", ils ne disposent même pas d'un armement létal. Légèrement plus grands et nettement plus robustes qu'un humains dans leur armure d'alliage, leur deux bras, leur vivacité et leur précision de mouvement chirurgicale leur assure un combat victorieux, rapide et sans violence.

Au début, on avait pensé que la solution était de multiplier les Protecteurs à outrance, mais notre civilisation ne ressemblerait plus à rien. On a donc intégré partout des caméras et autres capteurs pour étudier nos mouvements. C'est ce matériel de détection qui analyse les comportements. Ainsi, les Protecteurs sont incapables de lancer une attaque par eux-même, l'ordre doit provenir des caméras environnantes.

C'est un système parfait. Aucun crime, aucune accusation à tort. Nous ne courons plus aucun risque. Nous sommes en sécurité. Nous ne sommes pas fichés tant que nous n'avons aucun antécédent pulsionnel. Notre vie privée est certes analysées, mais ces machines ne peuvent rien faire des données accumulée si nous ne sommes pas dangereux pour la société.

Les criminels sont identifiés puis neutralisés dès l'adolescence, quand l'expression de pulsions naturelles telles que l'agressivité peut devenir dangereuse. Souvent, lors d'une bagarre inutile dans les couloirs de l'établissement scolaire. Si l'individu ne présente aucun danger réel à long terme, il est relâché.

Dans notre système parfait, la plupart des gens sont heureux. Je peux l'être aussi, mais souvent je dois refouler mes sentiments profonds tels que la haine ou la colère. Je ne prends jamais de risque, personne ne peux prendre aucun risque, dans notre monde sans danger. Aucune aventure. Sauf quand je rêve. Je sais que d'autres sont comme moi : ils s'ennuient dans ce monde sécurisé. Alors certains rêvent, mais d'autres craquent. Ils tentent de commettre un crime. De casser quelques vitres, rien de grave le plus souvent. Mais ils sont neutralisé puis déportés.

Je me suis souvent posé cette question : "où vont-ils?". On ne les laissent pas dans notre monde, car la prison à vie est inutile dans cette société sans risque. Je me suis renseigné, et tout ce que j'ai appris est qu'on les maintenait dans un "état second", proche du sommeil, et qu'on surveillait leur activité cérébrale jusqu'à ce qu'ils soient aptes à contrôler leurs pulsions, pour enfin retourner dans notre société. Cure qui dure souvent une petite centaine d'année. En moyenne, nous nous suicidons au bout d'une période équivalente, mais notre longévité théorique est bien plus étendue, et à leur réveil les détenus peuvent commencer une vie normale, grâce à une médecine poussée qui préserve nos organismes de la vieillesse.

Mais pour retrouver la stabilité mentale légale, ils doivent dialoguer avec leur inconscient, responsable des pulsions naturelles et de leur régulation ou censure. Dialoguer avec l'inconscient...

Donc, rêver.

Je me rends à l'établissement carcéral. Aucune machine ne m'en empêche, je ne suis pas dangereux. On ne m'interdit pas de savoir, notre système est comparable à une démocratie.

Lorsque j'interroge les Inspecteurs, ils m'indiquent qu'ils plongent les sujets dans un grand "rêve partagé". Un immense rêve synthétisé. L'objectif de ce rêve est d'intégrer les criminels à une société régit par des coutumes et une certaine morale. Un peu comme la nôtre.

Il est aussi prévu que le sujet recommence une vie, dans ce rêve artificiel. Il né de nouveau, et est soumis à un éducation qui fera partie de lui le reste de sa vie. Grâce à cette éducation, le sujet apprends à contrôler et censurer ses pulsions naturelles lui-même. Il devient apte à réintégrer notre société, car il sait alors prévenir ses pulsions et ne nécessite plus d'être neutralisé.

Comme tout citoyen normal, au bout d'un certain temps, ses pulsions naturelles reprennent le dessus, et puisque nous ne pouvons les exprimer ni les vaincre définitivement, nous nous suicidons après avoir eu une existence normale.

Si le sujet ne reçoit pas l'éducation désirée par notre société, il est possible, dans ce rêve, de franchir les interdits, de passer outre les coutumes. Il n'en est pas empêcher physiquement, mais moralement. Les autres sujets (car il partage ce rêve avec les autres criminels) le méprisent, car il n'a pas su s'adapter à la loi du groupe. Il peut assouvir ses pulsions, mais au prix d'une existence misérable aux yeux des autres.

D'après leur chiffres, ce rêve serait partagé par plus de 6 milliards d'individu à travers le monde.

Lorsqu'ils ont fini ce rêve, ils sont soit parfaitement éduqués, pour la plupart, soit dégoûtés d'eux mêmes. Des automates, de gré ou par la force de l'inconscient collectif qui a régi une grande partie de leur existence.

Comme ce n'est qu'un rêve, la mémoire réelle n'est pas activée. On ne se souvient plus de qui on est réellement sauf si l'on se rend compte que l'on rêve.Je demande alors aux Inspecteurs s'ils ne craignent pas que l'un des détenu devienne lucide quant à la nature du monde dans lequel il est plongé.

Ils me répondent qu'il n'y a aucun risque, la société dans ce monde synthétique est telle que les rêves n'ont plus aucune importance pour la population. Ils sont habitués à "donner un sens à leur vie", le système leur fait croire qu'ils ont une finalité à atteindre, une vie à mener à bien. Dans les rêves, la vie n'a aucun sens et les actes aucune importance. Cela est en contradiction avec ce qu'on leur a appris. Comme ils veulent atteindre un idéal social et que cet objectif n'a plus aucune signification en rêve, ils s'en éloigne. Pour eux, le rêve n'existe pas.


Cette façon de vivre est absurde. Le vrai sens de ma vie, je lui donne moi-même. Grâce à mon expérience des rêves, je sais que je reconnaîtrais aisément cet "objectif absurde", fréquent dans nos rêve.

Je plongerais dans cet immense rêve partagé. Je me rendrais compte de l'absurdité de ce système. Je ne me laisserais pas aveuglé par cet idéal social ridicule, je deviendrais lucide.

Je ferais de cet autre monde un endroit où il ne sera plus nécessaire de sacrifier le bonheur de l'individu pour l'équilibre d'une quelconque société archaïque. J'irais avec les bannis, je contrôlerais avec eux ce rêve collectif.

J'irais rêver sur Terre.